top of page

Prière de transmettre

Retirer les bâches qui recouvrent depuis plus d’une décennie le sol d’un verger abandonné

2018, Performance in situ dans un jardin attenant à la galerie Laizé
gants, cutter, sécateur, textes, durée 1h
dans le cadre d’Arrière Saison, les expositions d’automne, Le Village, Bazouges-la-Pérouse, France

prieredetransmettre4.jpg
prieredetransmettre.jpg
prieredetransmettre3.jpg

Prière de transmettre
 


On m’a dit qu’un jour, une petite fille s’était glissée
dans le verger abandonné pour ramasser des pommes.
On m’a dit que c’était avant que la mairie ne clôture le verger.
On m’a dit qu’avant, tout le monde faisait son pommé.
On m’a dit qu’il fallait avoir ses morts au cimetière
pour avoir le droit de s’y rendre.
On m’a dit que pour tuer une souche d’arbre,
il suffisait de planter dans les racines principales
des gousses d’ail frais.
On m’a dit qu’avant, ici, il y avait beaucoup de commerces.
On m’a dit que maintenant,

il n’y a guère que le fleuriste qui soit florissant.
On m’a dit qu’on est venu vivre ici pour le travail.
On m’a dit que tout le mois d’août,

on avait les lèvres brunes à cause du tanin des pommes trop vertes.
Si on n’en avait plus sous l’oreiller, on courait
en chercher d’autres dans le jardin
et on les ramassait dans nos chemises de nuit.
On m’a dit que parfois,
les fleurs plantées par la mairie disparaissent.
On m’a dit que ça ne se fait pas de laisser
ses fenêtres ouvertes l’été.
On m’a dit que les haricots, ça se plante par trois.
On m’a dit que c’est ce qu’on a toujours dit.
On m’a dit que le pommé, c’est difficile à tourner.
On m’a dit que depuis qu’on était là,
on n’avait jamais vu personne dans ce jardin.
On m’a dit qu’on ne savait pas depuis quand
il était bâché, ni qui l’avait fait.
On m’a dit que les coopératives ne veulent plus acheter
les pommes des vergers particuliers,
parce qu’elles ne sont pas calibrées.
On m’a dit que l’ancien propriétaire du jardin
vivait toujours ici, qu’on le voit souvent passer.
On m’a dit que tout se sait au village.
On m’a dit aussi que l’ancien propriétaire du jardin
était mort il y a 3 ou 4 ans.
On m’a dit qu’on pouvait prédire le temps qu’il fera
cet hiver en regardant la peau de l’oignon nouveau.
On m’a dit que les pommes aussi
peuvent prédire le temps qu’il fera.


 


Prière de transmettre (2)



J’ai appris que la taille des arbres
se faisait en mars, qu’on pouvait le faire avant,
mais que rien ne vaut la taille de mars.
J’ai appris qu’il y a eu une bataille dans le pays,
le 8 mars 1796, opposant Républicains et Chouans,
et qu’un paysan nommé Briant transporta le corps
du défunt vicomte de Sérent pour l’enterrer
dans son champ. Il marqua sa tombe d’un pommier.
J’ai appris que le nom de ce village vient de l’église
et de la pierre.
J’ai appris qu’Angèle Vannier est devenue
aveugle à 22 ans, et qu’écrire des poèmes,
c’est redoubler le plaisir.
*


 

 

 

 

Prière de transmettre (3)



Je me suis demandé quel jardin se cachait
derrière les branches et les pommes véreuses.
Je me suis demandé ce qu’il pouvait y avoir sous cette bâche.
Je me suis demandé si j’allais déstabiliser un écosystème.
Je me suis demandé si les oiseaux viendraient manger
les insectes et les vers délogés.
Je me suis demandé si je n’aurais pas trop peur
de ce monde souterrain soudainement découvert.
Je me suis demandé si des dessins, des sédimentations,
des galeries formeraient une écriture mystérieuse,
ou si la terre, stérile, étouffée, aura été désertée
par ses habitants.
Je me suis demandé combien de temps ça prendrait
de faire ça.
Je me suis demandé qui bâche la terre.
Je me suis demandé ce que j’allais faire ici, à Bazouges.
Je me suis demandé pourquoi,

au moment où je décide de débâcher un jardin à plus de 1000 kilomètres

de chez moi, des ouvriers bâchent les fenêtres de ma chambre
et de mon atelier, là-bas, à Bruxelles.
Je me suis demandé si un jardin appartenant
à la ville ne devrait pas être un jardin public.
Je me suis demandé s’il ferait beau. Froid.
S’il y aurait du vent.
Je me suis demandé s’il y aurait encore des feuilles
dans les arbres.
Je me suis demandé si ma guerre contre le plastique

ne prenait pas enfin une forme poétique.
Je me suis demandé à quoi pourrait servir cette bâche,
une fois débâchée.
Je me suis demandé combien d’années encore

il faudrait attendre pour que la couche de terre et la végétation
aient entièrement recouvert le plastique.
Je me suis demandé pourquoi personne ne ramassait
les pommes du verger.
Je me suis demandé ce que sentira la terre
au moment de son déshabillage.

 

 


Anna Mermet, le 15/10/2018, à Bazouges-la-Pérouse
Sources : Les bazougeais-es, l’équipe du Village, wikipédia, Hubert Fontaine,
Géographie du poème, carte blanche à Jean-Pierre Siméon sur France Culture

*Angèle Vannier

 

bottom of page